Le risque de requalification fiscale des Français imposés à la dépense

Alexandre Bardot, avocat associé, docteur en droit (Université de Genève), Lemania Law Avocats

Un arrêt du Tribunal Fédéral du 1er février 2019 a suscité beaucoup d’émoi en suisse romande, où de nombreux expatriés français sont imposés d’après la dépense. La question posée dans le contexte d’une demande d’entraide était de déterminer si l’information inhérente au mode d’imposition de l’intimé était vraisemblablement pertinente et devait de ce fait être transmise aux autorités fiscales françaises. La haute autorité a estimé que c’était bien le cas, contrairement au Tribunal Administratif Fédéral, dans la mesure où l’autorité requérante cherchait à clarifier la résidence fiscale du contribuable en question.

Coup de tonnerre ou tempête dans un verre d’eau ? Éclairage sur les faits et circonstances.
Fin 2015, l’administration fiscale française a adressé à son homologue bernoise, trois demandes d’assistance administrative concernant un contribuable français établi en suisse. Celui-ci avait été mis en examen en France pour des faits de blanchiment et avait également admis être l’ayant droit économique d’une structure panaméenne possédant des comptes bancaires. L’administration fiscale française a tenté d’en savoir plus sur la qualité de résident fiscal suisse du contribuable en question et en particulier s’il avait « souscrit en Suisse à des déclarations fiscales sur une base réelle d’imposition ».

Une requête d’entraide a été diligentée, mais le contribuable s’est opposé à la transmission des informations à la France. L’administration a cependant accordé l’assistance administrative et le contribuable a fait recours contre la décision bernoise auprès du TAF qui a jugé que cette demande remplissait les conditions requises, à l’exception de la mention relative à son mode d’imposition, qui devait être biffée ; le TAF ne voyant pas « l’utilité potentielle d’une telle information ».

L’administration fédérale a formé un recours en matière de droit public, possible lorsqu’une question juridique de principe se pose. Or la question de savoir si le mode d’imposition d’un contribuable suisse est une information pertinente au sens de l’article 28 de la convention Franco-Suisse n’avait jamais été tranchée. Le TF a alors soutenu que le mode d’imposition du contribuable, forfaitaire en l’occurrence était constitutif d’une information vraisemblablement pertinente afin de déterminer la résidence d’une personne physique dans un contexte conventionnel, en faisant référence à l’article 4 par. 6 de la convention prévoyant qu’une personne imposée sur une base forfaitaire déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elle possède sur le territoire de l’État en question ne peut y être considérée comme résidente fiscale. La haute cour casse la décision du TAF en lui donnant une leçon de droit fiscal et valide l’approche de l’administration fiscale fédérale. Il convient de s’en inquiéter pour différentes raisons.

À notre sens, la décision du TF crée une très forte insécurité juridique. L’article de la convention cité est un mécanisme anti abus dont l’objectif est de permettre à la France de refuser une exonération de retenue à la source lors d’une distribution de dividendes au bénéficiaire forfaitaire, résident suisse, quelle que soit sa nationalité. Il ne s’agit pas d’un dispositif ayant pour but de dénier la qualité de résident au sens de la convention.

En outre, l’analyse du TF est incomplète au sens où elle tend à considérer qu’une personne imposée d’après la dépense (forfait) est par définition imposée sur une base déterminée par la valeur locative de sa ou ses résidences en Suisse. On peut s’insurger contre cette décision au sens où le mode d’imposition d’un contribuable n’est pas pertinent dans la détermination de sa résidence fiscale et n’a pas lieu d’être transmis à une autorité étrangère.

De manière pragmatique, il convient à notre sens de distinguer parmi les bénéficiaires d’une imposition d’après la dépense, ceux qui sont imposés sur une base déterminée par un multiple de la valeur locative de leurs biens en suisse et les autres, qui sont imposés sur une base bien supérieure prenant en compte des éléments additionnels. Les premiers se trouvent aujourd’hui dans une situation fragilisée, sauf à considérer qu’ils n’ont plus de liens avec la France, de revenus, d’immobilier ou autres actifs. Pour tous ceux qui ont conservé des liens importants avec la France, il convient de s’interroger sur l’opportunité du passage au régime réel. Faire jouer le calcul de contrôle pour les années de perception de revenus importants de source française reste une autre option à considérer. Dans ces hypothèses, la protection conventionnelle nous semble acquise. Mais à quel coût fiscal? Le renchérissement des forfaits avait déjà dissuadé certains contribuables de rester en Suisse. Un passage au rôle ordinaire a souvent pour conséquence un niveau d’imposition bien supérieur à ce qu’il serait dans la plupart des autres pays de l’OCDE.

À notre sens, l’administration française va utiliser ses nouveaux outils de « data mining » pour identifier ceux de ses ex contribuables expatriés ayant gardé des liens importants avec la France, notamment économiques. Or, lorsque les revenus proviennent de France, la question du critère du centre des intérêts économiques ressurgit avec la plus grande acuité. Rien n’empêcherait la France de considérer sur la base de son droit interne, de manière tout à fait unilatérale que tel ou tel contribuable expatrié est résident au sens du droit interne français.

Le TF en précisant qu’il n’appartient pas à la Suisse de trancher elle-même sur l’existence d’un conflit de résidence effective, valide ainsi la position française sans procéder à une analyse qui aurait pu être plus fine et circonstanciée.

En conclusion, il nous semble nécessaire et impératif de procéder à un examen et à une réévaluation de l’ensemble des situations patrimoniales des personnes imposées d’après la dépense en Suisse. La question des liens avec la France s’invite à table et pas seulement la question de la présence effective.