Analyse de l'arrêt du Tribunal fédéral Suisse du 1er février 2019 en perspective avec la dernière jurisprudence française : évaluation du risque de requalification de résidence fiscale concernant les Français imposés d'après la dépense en Suisse.

Alexandre Bardot, avocat associé, docteur en droit (Université de Genève), Lemania Law Avocats

Un arrêt de principe du Tribunal fédéral du 1er février 2019 , suscite moult interrogations au sein de la doctrine et traduit un changement de paradigme en Suisse. La question posée était de déterminer si l’information inhérente au mode d’imposition de l’intimé (imposé d’après la dépense) était vraisemblablement pertinente et devait de ce fait être transmise aux autorités fiscales françaises. Le Tribunal fédéral a estimé que oui, contrairement au tribunal administratif fédéral, juridiction inférieure, dans la mesure où l’autorité requérante cherchait à clarifier la résidence fiscale du contribuable en question.

Introduction

1 – Rappelons la portée de cet arrêt de la Haute juridiction lausannoise, équivalent du Conseil d’État français, avant d’en évaluer les conséquences potentielles concernant les expatriés français imposés d’après la dépense (ou forfait fiscal).

1. La portée de l’arrêt du Tribunal fédéral

2 – Le litige en question portait initialement sur trois demandes d’assistance administrative concernant l’impôt sur le revenu et la fortune pour la période comprise entre 2010 et 2013, adressées en 2015 par la Direction générale des finances publiques (DGFiP) à son homologue suisse, l’Administration fédérale des contributions (AFC). Le fisc français, qui y indiquait que « les moyens de collecte du renseignement, prévus par notre procédure fiscale interne et utilisables à ce stade, ont été épuisés », demandait des informations sur la situation fiscale d’un ressortissant français installé en Suisse.

Ce contribuable, qui avait par ailleurs été mis en examen en France pour des faits de blanchiment, avait admis être l’ayant droit économique d’une structure panaméenne et avait perçu des sommes importantes sur des comptes bancaires détenus par l’intermédiaire de cette structure.

L’administration fiscale française a tenté d’en savoir plus sur la qualité de résident fiscal suisse du contribuable et en particulier s’il avait « souscrit en Suisse à des déclarations fiscales sur une base réelle d’imposition ».

Une requête d’entraide concernant la titularité directe ou indirecte des comptes bancaires suisses en question a été diligentée. L’administration fédérale a obtenu les informations auprès de l’administration fiscale vaudoise, mais le contribuable s’est opposé à la transmission des informations à la France. L’Administration a cependant accordé l’assistance administrative à l’autorité requérante. Le contribuable a décidé, fin 2016, de faire recours contre la décision bernoise auprès du tribunal administratif fédéral qui, par un arrêt du 20 juin 2018 a jugé que cette demande d’entraide administrative remplissait les conditions requises, à l’exception de la mention relative à son mode d’imposition, à savoir sa qualité de forfaitaire, qui devait être biffée ; le tribunal administratif fédéral ne comprenant pas « l’utilité potentielle d’une telle information ».

L’administration fédérale a formé un recours en matière de droit public, possible lorsqu’une question juridique de principe se pose. Or, la question de savoir si le mode d’imposition d’un contribuable suisse (rôle ordinaire ou imposition d’après la dépense) est une information pertinente au sens de l’article 28 de la convention franco-suisse n’avait jamais été tranchée. Le Tribunal fédéral a alors soutenu que le mode d’imposition du contribuable, forfaitaire en l’occurrence, était constitutif d’une information vraisemblablement pertinente afin de déterminer la résidence d’une personne physique dans un contexte conventionnel. Le Tribunal fédéral a explicitement fait référence à l’article 4, § 6 de la convention prévoyant qu’une personne imposée sur une base forfaitaire, déterminée d’après la valeur locative de la ou des résidences qu’elle possède sur le territoire de l’État en question, ne peut y être considérée comme résidente fiscale.

Le Tribunal fédéral casse ainsi la décision de la juridiction inférieure et valide l’approche de l’administration fiscale fédérale consistant à transmettre à la France, l’information relative au mode d’imposition particulier du contribuable résident suisse, tout en précisant qu’il n’appartient pas à la Suisse de trancher elle-même sur l’existence d’un conflit de résidence effective.

2. Les conséquences potentielles pour les personnes imposées d’après la dépense en Suisse

3 – La décision du Tribunal fédéral en faveur de l’État requérant induit une forte insécurité juridique. La Haute juridiction se limite à citer un alinéa de la convention fiscale franco-suisse pour conclure que le mode d’imposition du contribuable est une information vraisemblablement pertinente.

Or, l’article 4, alinéa 6 de la convention précité est un mécanisme anti-abus dont l’objectif est de permettre à la France de refuser une exonération de retenue à la source lors d’une distribution de dividendes au bénéficiaire forfaitaire, résident suisse, quelle que soit sa nationalité. Il ne s’agit pas d’un dispositif ayant pour but de dénier la qualité de résident au sens de la convention.

En outre, l’analyse du Tribunal fédéral semble incomplète au sens où elle tend à considérer qu’une personne imposée d’après la dépense est par définition imposée sur une base déterminée par la valeur locative de sa résidence en Suisse.

Afin d’apprécier les conséquences de cette décision de principe, quelques rappels s’imposent. Un accord amiable avait été conclu entre les deux pays, peu après la signature de la convention franco-suisse, pour introduire le concept du forfait majoré de 30 %, afin que les personnes concernées puissent prétendre aux dégrèvements de retenues à la source françaises et ainsi bénéficier des dispositions conventionnelles malgré leur mode d’imposition. C’est cet accord amiable qui a été dénoncé unilatéralement par la France en 2012, mettant fin à la « tolérance » française. La doctrine administrative française n’a pas été reprise au BOFiP et a été expressément rapportée, ainsi que le précise une réponse ministérielle du 3 mars 2015 : « En outre, il a été décidé en 2012 de mettre fin à la tolérance doctrinale française, qui accordait le bénéfice des avantages conventionnels aux personnes imposées en Suisse, non pas sur leurs revenus réels perçus, mais sur leurs dépenses engagées sur le territoire suisse, dans le cadre du régime du forfait ».

En conséquence de l’abandon de cette doctrine, la qualification de la résidence fiscale d’un contribuable entre la France et la Suisse repose sur l’interprétation de l’article 4, § 6, b de la convention. Or, la jurisprudence du Conseil d’État tend à une interprétation littérale des conventions fiscales. Les personnes imposées d’après la dépense en Suisse, pour lesquelles le forfait est fixé sur des bases supérieures au multiple de la valeur locative, devraient donc selon nous bénéficier du régime conventionnel.

À cet effet, il convient de distinguer parmi les contribuables imposés sur la dépense, ceux qui sont imposés sur une base déterminée par un strict multiple de la valeur locative de leurs biens en suisse, de ceux qui sont imposés sur une base taxable substantiellement supérieure et ont des forfaits élevés. Les premiers se trouvent aujourd’hui dans une situation fragilisée, sauf à considérer qu’ils n’ont plus de liens avec la France, à savoir plus de revenus, d’immobilier ou de parts de sociétés. Ceux qui ont conservé des liens importants, notamment économiques avec la France doivent s’interroger sur l’opportunité du passage au régime réel. Une option consiste à être taxé sur la base du calcul de contrôle et à sortir de l’imposition d’après la dépense stricto sensu, dans l’hypothèse où des revenus suisses importants sont perçus, ou bien des revenus étrangers dont un dégrèvement est demandé en vertu de la Convention de non double imposition visée.

En effet, le droit suisse prévoit que l’imposition calculée sur la dépense ne doit pas être inférieure « aux impôts calculés d’après le barème ordinaire sur l’ensemble des éléments suivants :

a) La fortune immobilière sise en Suisse et les revenus qui en proviennent ;

b) Les objets mobiliers se trouvant en Suisse et les revenus qui en proviennent ;

c) Les capitaux mobiliers placés en Suisse, y compris les créances garanties par un gage immobilier et les revenus qui en proviennent ;

d) Les droits d’auteur et autres droits analogues exploités en Suisse et les revenus qui en proviennent ;

e) Les retraites, rentes et pensions de source suisse ;

f) Les revenus pour lesquels le contribuable requiert un dégrèvement partiel ou total d’impôts étrangers en application d’une convention conclue par la Suisse en vue d’éviter les doubles impositions » (LIFD, art. 14).

Dans ces hypothèses, la protection conventionnelle nous semble acquise ; les enjeux sont importants dans la mesure où le bénéfice de la convention permet de se prévaloir des critères liés à la détermination de la résidence fiscale qui ne sont pas alternatifs, mais successifs, tels que précisés à l’article 4 de la convention de 1966.

4 – Mise en perspective avec la dernière jurisprudence française.

La France, confortée par la position du Tribunal fédéral pourrait multiplier ce type d’initiative et demander l’assistance administrative à la Suisse pour les contribuables suisses susceptibles d’être résidents au sens du droit interne français, afin de connaître la nature de leur régime d’imposition, même en l’absence de procédure pénale.

Lorsque les contribuables expatriés ont gardé des liens importants avec la France, notamment économiques, la question du critère du centre des intérêts économiques ressurgit avec la plus grande acuité. Le Tribunal fédéral, en précisant qu’il n’appartient pas à la Suisse de trancher elle-même sur l’existence d’un conflit de résidence effective, aurait pu procéder à une analyse plus fine et circonstanciée.

En parallèle, un arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon du 4 décembre 2018 doit susciter notre intérêt, même s’il est antérieur à la décision de la Haute juridiction suisse. Le litige concernait un couple de contribuables français ayant transféré leur résidence fiscale en Suisse, au bénéfice d’une imposition d’après la dépense. Ceux-ci soutenaient avoir transféré leur domicile à la fin de l’année 2007, avant la cession de leurs titres de société pour un montant très important, tandis que l’administration fiscale considérait qu’ils étaient résidents en France jusqu’au 31 mars 2008, date de la cession de leur participation, ce qui entrainait la réintégration dans leur base imposable des plus-values de cession de valeurs mobilières, ainsi que les contributions sociales y afférentes.
Les contribuables ont soutenu que le centre de leurs intérêts vitaux tel que défini dans la convention franco-suisse devait primer sur le critère du centre des intérêts économiques de droit interne (CGI, art. 4 B). La question de l’application de la convention de non double imposition entre les deux pays est posée dans la mesure où ces contribuables étaient imposés sur une base forfaitaire. La cour administrative d’appel rejette la requête des contribuables expatriés et confirme le jugement de la juridiction inférieure en considérant que ceux-ci avaient bien le centre de leurs intérêts économiques en France jusqu’à la cession de leur participation fin mars 2008. La cour, en faisant référence à l’exclusion conventionnelle précitée dans l’article 4 de la convention franco-suisse précise « qu’une personne physique imposable en Suisse sur une base forfaitaire déterminée par la valeur locative des résidences qu’elle y possède ne peut être regardée comme résidente fiscale suisse alors même qu’elle y dispose d’un foyer permanent ». La juridiction d’appel leur dénie donc sans ambiguïté la qualité de résidents fiscaux suisses, malgré le fait qu’ils remplissent les conditions qui émanent des instructions de 1968 et 1972, en étant imposés sur une base supérieure au multiple de la valeur locative de leur habitation. Ne produisant pas des attestations conformes aux prescriptions de l’article 31 de la convention, mentionnant la nature ainsi que le montant des revenus et de leur fortune, la cour conclut qu’ils ne sont pas fondés à se prévaloir des dispositions conventionnelles.

Le même jour, la cour d’appel de Reims a rendu un arrêt en matière d’ISF.

Pour déterminer la résidence fiscale de contribuables forfaitaires établis dans le canton de Vaud, la cour s’est référée aux dispositions de l’article 4 de la convention de 1966 dans le contexte d’un conflit de résidence fiscale entre la France et la Suisse, au regard des droits internes des deux juridictions.

En l’espèce, la juridiction champenoise a estimé ne pas être liée par l’appréciation de l’administration fiscale suisse sur la qualification de résident fiscal et a considéré qu’en dépit de l’attestation de résidence fiscale dûment transmise, les contribuables n’apportaient pas la preuve qu’ils étaient bien résidents fiscaux suisses. Le contexte était particulier puisque le couple en question était actionnaire d’une Soparfi luxembourgeoise détenant une centaine de filiales françaises et un important patrimoine immobilier sis en France.

La cour d’appel, se référant à l’article 4, § 6 de la convention et aux instructions précitées de 1968 et 1972, a rappelé qu’une personne imposée d’après la dépense en Suisse pouvait avoir la qualité de résident suisse au sens de la convention si deux conditions étaient cumulativement remplies à savoir que la base d’imposition fédérale, cantonale et communale soit supérieure à cinq fois la valeur locative de l’habitation du contribuable et que la base d’imposition cantonale et communale ne s’écarte pas notablement de celle qui est déterminante pour l’impôt fédéral direct.

Si la cour a admis que les contribuables étaient bien imposés sur une base supérieure au multiple de la valeur locative de leur résidence en Suisse, elle précise qu’en revanche, ils n’ont pu démontrer que la deuxième condition était bien remplie. C’est bien le point central de cette jurisprudence, puisqu’en n’apportant pas la preuve que leur base d’imposition cantonale et communale sur laquelle ils étaient imposés en Suisse ne s’écartait pas totalement de celle prise en compte pour l’impôt fédéral direct, les contribuables n’ont pu démontrer qu’ils étaient résidents suisses au sens de la convention.

Conclusion

5 – Ces nouvelles approches transnationales doivent nous conduire à nous interroger sur la protection que peut offrir une convention conclue avec certains États qui ont fait le choix d’inscrire dans leur législation interne des régimes fiscaux incitatifs prévoyant, notamment, une exonération temporaire des revenus de source étrangère. On pense entre autres au Portugal, à l’Italie, à Israël ou encore à la Grande-Bretagne, même si pour cette dernière, le Conseil d’État avait jugé en 2012, à propos du régime de la « remittance basis » qu’il ne s’opposait pas à la qualification de résident fiscal britannique au sens de la convention, dans la mesure où ce régime ne prévoyait pas une exemption définitive des revenus étrangers, laquelle est reportée à la date de leur rapatriement en Angleterre. Il est opportun de suivre avec attention l’évolution de la jurisprudence par rapport aux forfaitaires suisses, mais aussi vis-à-vis de ces juridictions de plus en plus populaires parmi les candidats à l’expatriation.

Mots-Clés : Fiscalité internationale – Convention fiscale franco-suisse – Notion de résidence fiscale – Français imposés d’après la dépense en Suisse

1 – Trib. fédéral, 1er févr. 2019, n° 2C 625/2018.

2 -Réponse ministérielle à la question N° 48428, publiée au JO le : 03/03/2015 page : 1528

3 – CAA Lyon, 2e ch., 4 déc. 2018, n° 17LY01945.

4 – Circulaire de l’Administration fédérale des contributions du 29 février 1968.

5 – Instruction administrative française, Documentation de Base : DB 14 B-2211 n°7 de 1972.

6 – CA Reims, ch. civ., 1re sect., 4 déc. 2018, n° 17/03068 : JurisData n° 2018-026200.