Émergence et influence du droit non-étatique.

Constance Esquivel, avocat associé, article Bilan Magasine

On assiste aujourd’hui à un développement croissant de règles de droit promulguées par
des acteurs privés et il convient par conséquent de leur porter une attention particulière.
Constance Esquivel, Associée au sein de l’Étude Lemania Law Avocats, nous explique
quels sont les enjeux et les problématiques soulevés par le droit non-étatique.

Constance Esquivel, comment définiriez-vous le droit non-étatique ? 

Le droit non-étatique regroupe l’ensemble des lois édictées par des acteurs privés, de façon unilatérale, et qui ont vocation à s’appliquer à un nombre indéterminé de personnes. En ce sens, la notion de droit non-étatique est à distinguer des accords internationaux, privés ou publics, qui ont une composante contractuelle. Le droit non-étatique a vocation à s’appliquer de manière générale et abstraite. Cela n’exclut pas le fait que le droit non-étatique s’inscrit encore dans un contexte de contractualisation, dans la mesure où il doit être choisi par les parties auxquelles il va s’appliquer. Enfin, le droit non-étatique s’applique indépendamment de la nationalité des individus, de leurs lieux de résidence et des frontières des États.

Comment expliquez-vous l’émergence de juridictions non-étatiques ?

L’essor du droit non-étatique est propre aux relations internationales qui tendent à voir émerger d’autres structures de droit, propres à leurs besoins spéciaux. En ce sens, le droit non-étatique simplifie les relations commerciales et met en confiance des partenaires lors des transactions. En effet, lors d’une transaction impliquant des échanges transnationaux, il n’est pas toujours aisé de savoir quel droit s’applique et ce qu’il se passe en cas de conflit. Par conséquent, en l’absence de règles explicites, la simple question de savoir ce qu’il se passe en cas de litige, en vertu de quel droit et dans quel lieu est une problématique essentielle. On retrouve toutefois des exemples de droits non-étatiques dans divers domaines au niveau national. Les normes SIA en sont un exemple dans le domaine du droit de la construction. Par ailleurs, l’accès aux droits engendre un coût. On imagine que le monde des transactions commerciales est peuplé de riches sociétés aux profits lucratifs, pouvant se permettre d’engager les frais d’une armée d’avocats qui leur prodigueront des conseils propres aux juridictions dans lesquelles elles déploieront leur activité. Ce n’est pas tout à fait correct. Aujourd’hui, des plateformes comme eBay, Amazon ou Alibaba doivent leur succès à des échanges commerciaux entre particuliers dont la valeur de la transaction moyenne est inférieure à 100 francs. À cet égard, l’exemple d’eBay est emblématique. Ayant vocation à générer des échanges internationaux de faible valeur entre particuliers, il était impensable de renvoyer les usagers de la plateforme aux mécanismes traditionnels de résolution des litiges. C’est pourquoi eBay a développé ses corpus de règles avec son mécanisme de résolution de conflit automatisé. Le but de cette démarche étant de mettre en confiance les usagers et de les encourager à commercer par le biais de la plateforme.

 

Quels enjeux et questionnements soulève le droit non-étatique ?

Il y a d’abord l’enjeu de son application. Bien qu’il puisse prévoir ses propres mécanismes de résolution de conflits, à ce jour, il ne dispose pas de la puissance coercitive des États. En l’absence de force publique, il n’est pas possible d’attraire une partie devant un tribunal, ni de la forcer à faire ou ne pas faire quelque chose. Toutefois, dans la mesure où le droit non-étatique a souvent vocation à s’appliquer dans le cadre de transactions commerciales internationales, il dispose d’une arme redoutable: la réputation. En effet, s’il est impossible de forcer l’exécution d’un contrat ou d’une transaction, on peut punir une partie récalcitrante par le biais de sanctions réputationnelles engendrant des conséquences économiques. Un autre enjeu est celui de sa légitimité démocratique. Dans la mesure où il est essentiellement le fait d’acteurs privés, les processus d’adoption des règles n’offrent pas toujours les garanties de transparence que l’on attend des lois nationales. Le risque étant qu’en cas de litige le droit nonétatique soit vidé de sa substance par l’application ferme des mécanismes de résolution de conflits traditionaux et, in fine, l’application d’un droit national. L’enjeu démocratique est d’autant plus important que, par l’usage, des normes nonétatiques peuvent se transformer en droit reconnu et appliqué par des tribunaux nationaux.

 

Comment voyez-vous l’avenir du droit non-étatique et des enjeux qu’il soulève ? 

Le droit non-étatique offre un cadre juridique là où il n’y en a pas ou là où les frontières du droit apparaissent les plus floues. En ce sens, il doit être encouragé, sur une base volontaire, auprès des acteurs des commerces transnationaux. Le principal enjeu qu’il soulève à ce jour est celui de l’exercice démocratique. S’il est amené à se développer, son expansion devra être accompagnée de garanties relatives aux processus d’adoption du droit. Il en ira par ailleurs de sa légitimité.

Interview: Andrea Tarantini  Voir l’article en PDF